Tennyson a dit que si nous pouvions comprendre une seule fleur nous saurions qui nous sommes et ce qu’est le monde. Ȧ notre sens, la grande tâche de l’écrivain d’aujourd’hui est de chercher par tous les moyens, par tous les mots, à restituer un peu de cette intimité que personne ne partage plus. Il faut recréer l’ouverture et la libre circulation entre les règnes, écrit Jean-Pierre Otte. Rousseau avouait à ses amis : Je raffole de la botanique : cela ne fait qu’empirer tous les jours. Je n’ai plus que du foin dans la tête, je vais devenir plante moi-même un de ces matins (…)
Ȧ l’heure où l’on tente de réduire l’usage des produits hérités de la Première Guerre, recyclés en herbicides, ces substances que les producteurs continuent à vendre histoire de ne pas perdre la main, utilisant le végétal à défaut de l'humain, attendant une prochaine guerre, sans doute, la question de notre relation aux autres règnes du vivant se pose. La volonté de certains d’éradiquer ce qui pousse sans que cela ait été planifié se rapproche de leurs propos racistes, proches des soi-disant valeurs des extrémistes de droite. Garten, pourtant, est un mot aux origines germaniques qui signifie enclos, un lieu préservé d’où l’on tire le meilleur : fruits, légumes, arbres, fleurs, art de vivre, et même nos meilleures pensées.
Le projet radiophonique
C’est à une « rêverie végétale » que je propose d’inviter l’auditeur. Une rêverie à la manière d’André Dhôtel qui, dans sa Rhétorique fabuleuse écrit ceci : (…) la grande affaire c’est qu’une séparation essentielle affirme qu’il existe deux univers, celui de la fleur et celui du cueilleur dans l’enchantement de leur ignorance réciproque où se partagent la nuit paisible et la lumière attentive. Nous ne sommes plus limités à notre monde et nous nous trouvons soudain au cœur de l’impossible. (…) Avec des mots comme avec des mains en prière pourquoi ne pas représenter l’inconcevable ?
Stefan Kudelski, dans les années cinquante, avait fixé le cri de l’arbre qui s’écroule sur la bande magnétique. Yann Paranthoën, grand bonhomme de la radio, le lui fit réécouter dans un documentaire qu’il avait intitulé On Nagra, il enregistrera où il lui rendait hommage (Nagra signifie « il enregistrera », en polonais). À l'oreille, on pourrait s'y méprendre, s'imaginer être dans une traque. Or, le gibier est immobile. On y écoute les commentaires de Kudelski apposés aux hurlements sauvages, aux incantations magiques, excuses auprès des dieux de la forêt, ahanements, cris d'alerte et d'horreur des scieurs de long. Juste avant la chute de cet arbre, plusieurs fois centenaire, de soixante mètres de haut, l'humanité entière se tait. On n'entend plus que les ultimes coups de hache, l'arrachement de la fibre en guise d'adieu, le râle d'un ancêtre ligneux en son dernier souffle, ses branches et ses feuilles évanouies comme une jeune fille d’un autre temps dans sa robe de crinoline.
Mais quel retentissement, c'est fini, achève l'inventeur du Nagra après l’exécution capitale, que l'enregistrement permettra de ressusciter à l'infini.
Moi, quand je suis dans la forêt, tant que ma hache bat, ma tête est pleine du bruit de ma hache et ça va : si je m’arrête, il me semble aussitôt que quelqu’un de très grand est debout derrière moi et me regarde. Un jour, j’ai entendu crier les érables, je me souviendrai toute ma vie.
Jean Giono, Naissance de l’Odyssée
Les végétaux émettent des sons. Ȧ l’aide de capteurs disposés sur l’écorce, l’artiste britannique Alex Metcalf nous permet de connaître le monde sonore de l’arbre. Il nous donne à entendre la circulation de l’eau à travers son fût, les vibrations qui le parcourent. Alexandra Ponomarenko et son équipe de chercheurs ont démontré que les arbres souffrant de sécheresse produisent de microscopiques clics ultrasoniques qui correspondent au développement de bulles d’air empêchant la bonne circulation de la sève. Le manque d’eau, la transpiration foliaire excessive (pourtant moteur nécessaire à la montée de la sève brute) peuvent amener l’arbre à une embolie gazeuse : une pénétration d’air par cavitation dans les vaisseaux du xylème en dépression qui bloquera la circulation de la sève. Je veux explorer la signature acoustique du pin et montrer comment les sons évoluent au cours de la journée, au fil des saisons et en fonction du temps qu’il fait. Je pourrai peut-être aussi montrer comment les changements climatiques sont perceptibles acoustiquement dans les arbres, explique l’acousticien Marcus Malder. Les plantes ne sont pas seulement une source de matériau et de nourriture. Elles sont des organismes sensibles qui réagissent à leur environnement et peuplent la terre à nos côtés. Bernie Krause, pionnier de la musique électronique, classe les sons de cette façon :
la géophonie, soit le son du vent dans les arbres, un ruisseau
la biophonie qui rassemble tous les sons donnés par des organismes dans un moment et à un endroit donné
l’anthrophonie pour les sons apportés par l’homme.
Les coupes d’arbres dans une forêt, même clairsemées, laissent des traces sonores qui marquent nettement l’avant et l’après, bien que, à l’œil nu, cela semble inchangé. Il démontre que les perturbations sonores de l’homme peuvent être catastrophiques pour les animaux. Le passage d’un avion supersonique casse l’harmonie du chant des grenouilles qui leur permet, toutes accordées, de se fondre dans la masse sans se faire remarquer par les prédateurs. Pendant les quarante-cinq longues minutes où elles tenteront de retrouver le diapason, elles seront plus exposées à leurs griffes et à leurs dents.
Et le murmure de chaque feuille et de chaque créature parle aux sources naturelles de nos vies, qui peuvent peut-être contenir le secret de l’amour pour toutes choses, tout spécialement notre propre humanité, conclut Bernie Krause dans une conférence qu’il a donnée à TED.
Conception, réalisation, montage : Christine Van Acker
Création sonore, mixage : Thierry Van Roy
Avec :
José Lepiez et ses arbrassons
Bernie Krause, Kristina Eartshirley et Marcus Maeder, à l’écoute des arbres
Grégory Lasserre pour Akousmaflore, une réalisation de Scenocosme
Peter Wolleben et Jacques Tassin (extrait de Raconte-moi les arbres d’Aurélie Luneau sur France Culture le 12/03/2017)
Diego Stocco – Music from a bonzaï
Quand les arbres parlent (extrait d’un document INRA)
On nagra il enregistrera de Yann Parantoën (extrait)
Hugues Fernet (jardinier)
Etienne Renoir (jardinier)
Roland Dubois (agent forestier et passionné de bonzaï)
Gilles Clément (extrait d’un cours au collège de France)
Traduction : Thierry Van Roy
Production : Les grands lunaires asbl
Diffusion sur Radio Campus, Radio Panik, Bruxelles
Les.grands.lunaires@skynet.be
www.lesgrandslunaires.org