"Depuis mars 2016 j’enregistre Benoît, mon père, contrebassiste professionnel contraint d’arrêter
sa pratique musicale à cause d’une maladie neurologique qui le paralyse peu à peu. Je
l’enregistre dans son adieu à la musique, qui a composé la très grande majorité de sa vie.
J’enregistre aussi et surtout ma relation nouvelle à mon père, ce que je découvre de l’homme
malade qu’il est. Il ne sera pas le père poète et philosophe que j’ai rêvé, posant un regard tendre
sur son sort et jetant ses derniers instants de vie dans la composition de la plus somptueuse
symphonie du monde.
Il me dit que quitter la musique est quelque chose de simple pour lui, que c’est une histoire
révolue, qu’il faut passer à autre chose. Il vend, une à une, ses contrebasses, dont certaines
l’accompagnent depuis plus de 20 ans, celles à coté desquelles j’ai grandi. Les partitions de toute
une vie sont distribuées à divers conservatoires, enseignant, musiciens... Tout ce qui a façonné
l’image de mon père est en train de se dissoudre, de s’évaporer.
J’ai d’abord bataillé pour l’empêcher de faire disparaître ce monde, que je croyais être son
monde. Je l’encourageais à garder ces instruments, à donner des cours particuliers, composer....
Mais peu à peu j’ai commencé à entrevoir autre chose.
L’enregistrement à cela d’accommodant qu’il place un filtre entre lui et moi, il parle au micro, je
l’écoute à travers le casque. La ritualisation des ces temps d’interview a peu à peu fini par créer ce
à quoi je n’ai jamais eu accès : des moments intimes avec mon père.
La première fois j’ai eu peur, je crois que lui aussi.
Depuis le début je lui demande de me parler de contrebasse, de sa vie d’artiste, espérant pouvoir
percer à jour l’homme derrière le musicien, comprendre son détachement aux choses, sa relation
à ma mère, ou à moi. Mais il n’est intarissable que lorsque l’on parle de contrepoints, de lutherie
et de musique baroque...
Mi mars 2016 je décide d’aller enregistrer Jean Auray, luthier de grande renommée qui a fabriqué
la dernière contrebasse de mon père. J’aimais l’idée d’entendre les chants des mains et des outils
faisant naitre une contrebasse, en contrepoint de la voix de mon père racontant son adieu à ce
même instrument. Ce que je découvre chez Jean Auray est au-delà de cette idée formelle. C’est
un homme qui, pour créer un instrument, à besoin de connaitre beaucoup de choses sur le
musicien qui lui commande. Il lui arrive parfois de refuser une réalisation si le contact avec le
contrebassiste lui semble « faux ».
La première fois que je suis venu l’enregistrer, en quelques mots il m’a décrit mon père comme
personne ne l’avait fait. Il ne m’a pas parlé du musicien qu’il était, mais de son gout pour la
nature, le chant des oiseaux, de la mer, de son caractère doux, sa manière de se mettre très
justement en retrait pour porter un groupe (comme le fait le contrebassiste dans l’orchestre), de
son très grand corps...
J’ai alors compris que pour parler de mon père, je ne pouvait que parler de contrebasse
Aujourd’hui, après quelques mois d’enregistrement je sais que je n’aurais probablement jamais
totalement accès à l’homme qu’est mon père, que la maladie avance, que sa parole est de plus
en plus lente. J’ai malgré tout l’envie de capter ces instants de tentatives, de continuer ce travail
avec lui qui, même d’une manière intense et frustrante, continue à me rapprocher de lui.
Alors je le laisse me parler de contrebasse, encore et encore."
Synopsis
"J’ai décidé il y a quelques mois lorsque mon père, contrebassiste classique professionnel,
m’a annoncé arrêter son métier, de commencer à l’enregistrer. Une fois par mois.
Je m’étais promis l’année précédente, lorsque les médecins ont diagnostiqué sa maladie
de Charcot, de tout faire pour l’aider à garder un lien avec la musique, le plus longtemps
possible. Depuis, il a vendu tous ses instruments, donné toutes ses partitions, fait
disparaître tout ce qui à mes yeux était constitutif de l’homme qu’il est.
Aujourd’hui je prends conscience qu’à travers ces enregistrements, ce n’est pas le
contrebassiste que je cherche à rencontrer mais le père que je pensais connaître, et que
pour le laisser venir à moi, je dois le laisser me parler de contrebasse."
création sonore documentaire - 2018
Durée : 54’42"
Format audio numérique, stéréophonique
Réalisation, prise de son, montage et mixage par Antoine Richard
finalisé avec le regard fraternel de Jules Ribis
Avec les corps et les voix de Marjolaine Richard, Alain Auxemery, Benoit Richard, Anne
Aubert, Max Bertrand, Jean Auray, Toshinori Uetani, Antoine Richard, Christophe Lemarec,
de la Loire et quelques chardonnerets, des musicien-nes de l’Orchestre Poitou-Charentes...
Et le chant de la contrebasse à 5 cordes de Benoit Richard, 75ème instrument du luthier
Jean Auray.
Musiques composées par Benoit Richard
Arrangements : Anne Aubert
Interprétées par : Philippe Ferro, Annie Bertrand, Catherine Ribrault, Solon Douligeris,
Francois Xavier Bouton, Didier Plisson, Laurent Desvignes, Paul Fourcher, Eric Chavinay,
Thierry Guibert, Alain Auxemery, Cecile Mardikian, Christine Tessier, Emmanuelle Benyahia
Kouider, et Ivan Gélugne.
Dessin au fusain : Jean-Pierre Loizeau
Réalisé en 2018, en auto-production avec le soutient de la Scam* et du dispositif Brouillon d’un rêve sonoresur la touche
Biographie
Antoine Richard
créateur et réalisateur sonore pour la radio et le spectacle vivant .
Formé aux arts et techniques du son à l’Ensatt (Ecole Nationale des Arts et Techniques du
Théâtre) après un cursus musical, il travaille notamment avec le réalisateur Alexandre Plank pour
France Culture ainsi que la réalisatrice indépendante Kaye Mortley.
En 2010 il fonde “le Sillon” un collectif
de création radiophonique, et poursuit depuis
l’élaboration de ses propres créations sonores dans lesquelles il développe un univers «du réel»
proche de la photographie sonore, et s’attachant avant tout à la musicalité des mots et l’écriture
des sons.
Il reçoit en 2016 le Prix Italia ainsi que le Grand Prix de la fiction radiophonique de la SGDL pour
« Le chagrin, Julie et Vincent » co-réalisé avec Caroline Guiela Nguyen et Alexandre Plank.
Au théâtre il travaille à la création sonore des spectacles de Matthias Langhoff, Jean-Louis
Hourdin, Richard Brunel, Angélique Clairand, Olivier Maurin, Samuel Theis, Philippe Delaigue, le
Théâtre du Rivage, Frédéric Cellé, Dimitri Klockenbring, la Maison Jaune...
Il fait notamment partie de la compagnie des Hommes Approximatifs dirigée par Caroline Guiela
Nguyen avec laquelle il crée les partitions sonores de Gertrud, Se souvenir de Violetta, Ses mains,
Le bal d’Emma, Elle Brûle, Peut-être une nuit, Le Chagrin, Mon grand Amour, et Saigon.
Il reçoit en 2018 le prix « jeune talent » de la SACD avec l’ensemble de cette même compagnie.
Dans sa pratique, il essaie d’aborder le travail de créateur sonore avec une dimension
«pédagogique » basée sur l’échange et la recherche d’un vocabulaire commun avec les artistes
metteurs en scènes, réalisateurs ou chorégraphes, là ou le monde du sonore est sans doute plus
impalpable, plus personnel, que celui des images.