Quand l’Union Européenne n’existait pas, les groupes, pour aller jouer à l’étranger, étaient obligés de remplir un carnet ATA qui contenait la liste de tout le matériel transporté (Instruments, amplificateurs, sonorisation, lumières, accessoires...), de toutes les factures de ce matériel, et d’un tas de renseignements divers et variés. Tout ça pour vous dire que les attentes et vérifications aux frontières étaient souvent longues et fastidieuses.
Le 25 janvier 1978, nous revenions d’un concert à Bruxelles et avions passé la frontière belge sans encombre. Il était normal que le pays quitté soit moins pointilleux que le pays qui accueille. Bref, frontière française, barrière fermée et trois douaniers devant nous, debout.
Le premier, gradé, appuyé sur le chambrant de la porte de la cahute, le deuxième, gradé aussi mais moins, devant la barrière, les jambes écartées, une sur le trottoir, l’autre sur la chaussée, et le troisième, plus jeune, pas gradé, les deux mains croisées devant sa braguette.
La porte avant-droite du bus s’était ouverte, le premier douanier était monté, avait dit bonjour, nous avait demandé nos passeports et était reparti avec. Le deuxième, devant la barrière, avait fait un pas en avant et, d’un geste relatif mais précis, nous avait indiqué un endroit de stationnement afin de ne pas gêner, le temps des vérifications. De toutes façons, le camion de matériel qui suivait s’était immobilisé aussi, avait remis au service administratif le carnet ATA et subissait un examen approfondi de son contenu. On avait le temps !
Les trois douaniers entrèrent en dégradé dans la cabane-bureau.
Au bout d’un quart d’heure/vingt minutes, le deuxième douanier apparut :
- « Qui c’est Albert Marcoeur ? »
Il avait monté les marches, impérial, avait posé les neuf passeports de mes camarades sur la plate-forme avant du bus et s’était retourné en brandissant au bout de sa main gauche le dixième, le mien... qui avait gardé cachées, sans me prévenir, quelques effluves de parfum d’Orient et d’herbe nicaraguayenne.
Je m’étais levé.
- « Si vous voulez bien me suivre. », avait-il dit en descendant.
Je l’avais suivi et m’étais retrouvé dans la cabane douanière avec lui bien sûr, et avec le plus jeune. Le premier avait disparu.
Le douanier que je suivais s’adressa au plus jeune :
- « Bon, allez, tu t’en occupes ! »
Le jeune douanier s’approcha de moi :
- « Si vous voulez bien me suivre. »
J’me suis dit : « C’est une maladie ! »
Nous entrâmes dans une pièce carrelée carrée, toute jaune, deux fenêtres, un bureau au milieu, jaune aussi, le même que mon instituteur en 1955, et deux chaises. Ce jeune douanier avait l’air plus avenant que ses deux compagnons, ce qui ne l’empêcha pas de me lancer, en même temps qu’il refermait la porte derrière nous, cette petite phrase aigrelette éclaircie par la réverbération du carrelage :
- « Déshabillez-vous entièrement ... Vous mettrez vos habits sur la chaise, là ! »
Je me sentais serein. Je n’avais rien sur moi et encore bien moins dans moi ! Mais je ne sais pas, une histoire de dignité endommagée, le fait qu’un mec plus jeune que moi soit payé pour fouiller sans état d’âme un homme comme lui après tout, ajouté le sentiment de subordination extrême, le temps perdu en conneries... C’est sorti d’un coup :
- « J’vous préviens, j’me fous pas à poil devant vous ! »
Il avait marqué un silence et, sans trop y croire, avait marmonné entre ses dents :
- « On verra ! »
J’avais commencé par enlever ma veste qu’il inspecta et tâta de fond en comble. Puis, mes chaussures dont il examina les talons, les semelles, pendant que j’enlevais mon pull-over.
Il plongea sa main et son regard à l’intérieur de mes pompes alors que je me déculottais et que j’étalais le contenu de mes poches de pantalon au milieu de la table. Juste à côté, je déposai deux feuilles de papier pliées, griffonnées qui se trouvaient dans ma poche unique de chemise que je déboutonnai et retirai. Puis mon tee-shirt...
Il reniflait la doublure de mon pantalon, tripotait les ourlets de bas de jambe, et moi, en face de lui, torse nu, les jambes à l’air, me rendant compte que j’avais un peu d’avance et que, pour une fois, ça n’était pas un avantage.
L’auscultation du pantalon terminée, il posa ce dernier sur le dossier de la chaise et, regardant plutôt en l’air qu’en bas, il avança lentement vers moi :
- « Ouvrez la bouche en grand et bougez la langue de haut en bas ! »
Cela n’avait rien de déshonorant et je m’exécutai.
L’examen buccal terminé, il enchaîna :
- « Enlevez vos chaussettes ! »
Il enfila des gants chirurgicaux et m’écarta les doigts de pied avec délicatesse je dois dire, mais la vue du plastique transparent me glaça les lombaires rectales. J’imaginais la suite de l’opération lorsqu’il interrompit le cours de mes pensées :
- « Vous pouvez vous rhabiller ! »
Et, me montrant le dessus du bureau :
- « Vous n’oublierez rien ! »
Je m’étais renfagotté, tranquille, sans précipitation, et avais enfoui mes paperasses et objets divers dans leurs poches respectives.
Nous avions ensuite rejoint le bureau central où les deux douaniers gradés attendaient, les babines alléchées que le jeune douanier délécha vite fait :
- « Rien chef ! »
Le deuxième douanier me fit languir deux secondes, histoire de, et me tendit finalement mon passeport. J’entendis derrière moi le douanier chef entourer le jeune apprenti de prévenance paternelle :
- « T’as vu, c’était pas bien sorcier ! »
J’avais été sa première fouille.
Au corps, ce fut ma première fouille aussi, inachevée et pathétique, comme une sonate énucléée de Pierre Boulez.
Aujourd’hui, grâce à Monsieur Schengen, les groupes n’ont plus besoin de carnet ATA pour aller jouer dans les pays de l’Union Européenne. Pour tous les autres pays, il demeure obligatoire.
Albert Marcoeur
Le Monsieur de Saint-Jean-de-la-Ruelle |
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Le concert terminé, nous prenions quelques minutes pour nous relaxer, apporter des remarques sur certains passages, se congratuler à propos des moments bien torchés, avant d’entamer le pliage et le rangeage du matériel.
Ce jour-là, un monsieur d’une cinquantaine d’années attendit la fin de nos commentaires, s’avança vers moi et me tendit la main. Il me fit part de ses impressions sur le concert, me parla de ses élèves et conclut :
- « Je voudrais juste vous dire une chose, Monsieur Marcoeur, restez toujours comme ça,
presque pas connu ! »
Je m’en suis toujours souvenu !!
C’était le 5 mai 1978, autour des 23:00 heures, salle des fêtes de Saint-Jean-de-la-Ruelle,
tout près d’Orléans
Albert Marcoeur
1980 - 1981
PETITE HISTOIRE
Le procès Phonogram |
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Au milieu de l’année 1980, nous reçûmes de la Mairie de Paris, une invitation pour la remise du "Prix Boris Vian" récompensant un album intitulé : "La Nouvelle Chanson Française". Gilles Hugo, ayant remarqué le sigle "Phonogram" en bas de l’invitation, appelle Gérard Baquet qui s’occupait de nous dans le magasin afin de glaner quelques explications. Explications jugées insuffisantes puisque G. Hugo entrait dans le bureau de Baquet une demi-heure plus tard. Manifestement dans l’embarras, mettant en avant des impératifs de délais de fabrication pour être dans les temps (la remise du prix ayant lieu deux jours plus tard), retardant le moment de la présentation de l’oeuvre et on les comprend, Baquet, Phonogram & Co ne purent que souligner maladroitement l’opportunité inespérée de ce prix et toute la promotion que ça allait engendrer !!
Conditionné dans une magnifique pochette "Arts Ménagers", l’album en question compilait des chansons de plusieurs artistes "Phonogram". Imaginé, réalisé et édité par "Phonogram", pas encore disponible dans le commerce, mais déjà couronné de lauriers...
Tout avait été manigancé vite fait pour justement ne pas donner d’occasion à des alberts marcoeurs de manifester leurs états d’âme. Aucune concertation préalable autour de ce projet et ça, G. Hugo l’avait en travers de la gorge.
Et moi je me disais :
« Mais de quoi j’me mêle ? La chanson française m’a toujours emmerdé et "La Nouvelle Chanson Française" m’emmerde déjà à nouveau ! Touchez à vot’ cul, les gros ! »
Envie de ne pas laisser ça comme ça, en suspens, envie de se défendre et pourquoi pas, d’attaquer bille en tête. Y’en a marre de toujours faire "museau" !
Le procès eut lieu le 21 novembre 1980, au Palais de Justice de Paris, en début d’après-midi.
Nous partîmes, Gilles Hugo, Claude Marcoeur et moi le 21 au matin, de Lille où nous jouions la veille, retrouvâmes Maître Zylberstein qui nous attendait et entrâmes groupés/soudés dans la salle d’audience. C’est toujours l’accusation qui commence. Plus exactement, c’est toujours la défense qui conclut.
Notre avocat basa son plaidoyer sur le fait que le droit moral d’un artiste peut être entaché par des opérations mercantiles souvent racoleuses et que, ce qui à priori peut convenir pour l’un, sera déplacé et de mauvais goût pour l’autre. Il n’insista pas trop sur la qualité artistique relative de la production litigieuse, mais fit remarquer que j’avais déjà encaissé des remarques de la presse spécialisée et il avait cité la phrase de Jacques Vassal dans Rock & Folk : « Mais que fait Marcoeur dans une telle mascarade ? »
Et la parole fut à la défense. L’avocat de Phonogram démarra :
- « Monsieur le Président, franchement, pensez-vous qu’un artiste puisse faire la fine bouche lorsque des moyens promotionnels d’importance sont déployés pour soutenir son oeuvre et la faire connaître ? Pour qui se prend ce Monsieur ? J’ajouterais, Monsieur le Président, que notre artiste violé dans son âme s’appuie sur des articles de presse à scandale.
L’article cité par mon collègue provient d’une revue, "Rock & Folk" pour ne pas la nommer, où on a pu voir ces derniers temps un joueur de tennis français inciter les jeunes à fumer du haschich. Il n’est pas raisonnable, Monsieur le Président, de s’appuyer sur de telles foutaises ! »
Dans la cour du Palais, en attendant la délibération, on ne se faisait aucune illusion. On s’était même regardé et, lucides, presque beaux joueurs, on avait prononcé quasiment en choeur : « Perdu !! »
Le lendemain, nous étions à Calais et un des organisateurs du concert, ayant eu vent de la déconfiture, nous offrit une bouteille de Gevrey-Chambertin 1947 (Mon année de naissance).
« On ne peut pas paumer partout ! », avait-il dit en posant la bouteille délicatement sur la table.
Phonogram vendra en tout 250 albums et considérera cette opération comme un fiasco commercial.
Le 28 novembre 1980, je recevais une lettre recommandée avec A. R. signée "Michel Parent pour Phonogram", datée du 26 novembre 1980 et mettant fin, au terme de l’année contractuelle en cours, au contrat d’exclusivité phonographique conclu le 22 septembre 1978 ainsi qu’à son annexe du même jour.
A. Marcoeur |
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